« Déjà un mois. Dingue non ? Qu’est-ce que vous faites, vous ? Vous regardez par la fenêtre en rêvassant ? Vous remplissez des fichiers excel en pestant ? Vous parlez toute la journée à votre écran d’ordinateur en essayant de voir si votre interlocuteur en face a mis un pantalon ? Vous regardez les cheveux de votre ado qui a décidé de faire un challenge ‘no shampoo’ avec un léger dégout ? Vous faites de la gym en insultant la bombasse qui s’agite sur votre écran de smartphone tout en essayant de ne pas défoncer la commode avec un coup de pied incontrôlé ?
J’ai fait un peu de tout ça. La première semaine je sautais de mon lit à 7h (c’est pas parce qu’on est confiné qu’on va se laisser aller, hop hop hop). Je coupais du pain que j’avais fait moi même pour le petit déjeuner familial (évidemment je postais une photo de ma miche sur Instagram pour susciter l’admiration des foules), j’enfilais mon legging le temps de suivre un cours de pilates/abdo-fessiers/barre au sol. À 9h après avoir fait le ménage et lancé les machines, je chaussais mes lunettes et j’écrivais de ma plus jolie écriture d’institutrice des règles élémentaires de grammaire sur le cahier de mon fils de 7 ans. A midi je mettais un joli couvert et posais sur la table un plat délicieux (la cuisine de maman est meilleure que celle de la cantine, n’est-ce pas mes petits chats ?). L’après-midi je revoyais la factorisation et rédigeais une dissertation sur la poésie (faudra que je pense à parler à la prof de français, je ne suis pas tout à fait d’accord avec la note !). Le soir je méditais en pleine conscience de l’opportunité que nous donnais l’univers de faire une pause et de nous recentrer sur l’essentiel avant d’applaudir avec enthousiasme les soignants, mais aussi les humains formidables que nous sommes tous. Le vendredi soir j’étais rincée et vraiment contente d’être en week-end.
Aujourd’hui 27ème jour de confinement, je me lève quand j’ai envie (et franchement j’ai pas toujours très envie), j’enfile un legging, mais je ne l’enlève plus de la journée, je soupire de lassitude en voyant passer les live workout sur mon smartphone, la qualité de la cantine a sérieusement baissé (faut penser à écouler le stock de coquillettes). J’ai expliqué à mon fils de 7 ans que savoir ce qu’est un déterminant n’a aucun intérêt (c’est quoi d’ailleurs ?), le brevet des collèges a été annulé, ma fille a donc décidé de se concentrer exclusivement sur ses cheveux jusqu’au mois de juin. Quant à la factorisation, « seriously ? », « WTF ». J’ai la pleine conscience que je ne peux pas sortir et que les arbres fleurissent loin de moi, alors j’aimerais autant sombrer dans l’inconscience et me rouler en boule dans un coin en attendant de pouvoir fouler l’herbe fraiche de mes pieds nus. J’ai tout laissé tomber : l‘éducation, l’alimentation, l’épilation, tout, sauf le pain : seule activité qui me sort de ma léthargie et vu le vide intersidéral du rayon levure boulangère, apparemment je ne suis pas la seule. Pourtant les boulangeries sont encore ouvertes, et il y a en une à moins de 4 mn de chez moi. Alors qu’est ce qui nous pousse dans le pétrin ? Je vous donne mes raisons, vous me donnerez les vôtres.
1. Dans la cuisine j’ai la paix. Je peux fermer la porte et gueuler : laissez-moi tranquille, je fais du pain ! (le prochain qui m’appelle maman je le déshérite !).
2. Le mélange des ingrédients est rapide. Ça tombe bien, j’ai la capacité de concentration d’une mouche drosophile incapable de suivre le fil d’une même pensée pendant plus de 43 secondes.
3. Pétrir la pâte muscle les bras. Je vais peut-être prendre du cul mais j’aurais des biceps délicieusement dessinés sous mon débardeur. D’ailleurs je songe sérieusement à breveter une méthode de pétrissage avec les pieds, histoire de muscler les fessiers.
4 . Pétrir la pâte défoule. Je peux lui mettre des grands coups de latte contre le plan de travail en pensant à tout ce qui me contrarie (je vous laisse faire la liste).
5 . Pétrir la pâte hypnotise – que dis-je? – pétrir la pâte anesthésie.
6. Pendant que je pétris la pâte, j’ai les doigts qui collent et je ne peux spas croller bêtement, ça repose.
7. Il faut faire preuve de beaucoup de patience pour laisser la pâte lever. La regarder glouglouter, grandir, s’épanouir. La pâte est vivante et c’est toujours extrêmement satisfaisant de voir quelque chose prendre forme. Et ça laisse le temps de scroller bêtement pour trouver une autre recette.
8. L’aspect de la pâte une fois levée est toujours une surprise. La levée de la pâte est un excellent baromètre de mon humeur. Si la pâte a levé correctement je suis blanche neige qui sifflote en tournoyant dans sa cuisine, sinon je suis Cruella.
9. La cuisson du pain est assez rapide. On voit vite le résultat. J’ai beau être confinée je suis encore une parisienne pressée, en legging et chaussettes claquettes, mais parisienne quand même.
10. Sortir un pain tout chaud du four est extrêmement satisfaisant et donne un sentiment surpuissant de fierté. Comme un accouchement (la douleur en moins). La fabrication du pain doit aussi faire appel à nos racines ancestrales, à notre besoin d’indépendance face à la société de surconsommation, au partage, blablabla, mais rien ne vaut le bruit de la croûte qui croustille.
11. Je peux moi aussi inonder les WhatsApp et autres Instagram de photos de mes réalisations culinaires et partager les recettes avec d’autres acharnés de la boulangerie. Une belle miche fait toujours son petit effet.
12. Chaque changement de recette est un challenge et potentiellement une source d’applaudissements et le nombre de recettes est infini, pains, brioches, croissants, pâte à pizza, etc… (énorme avantage du pétrissage de la pâte à brioche : le beurre qui hydrate nos mains malmenées par les 250 lavages quotidiens).
Face à la pénurie de farine, j’ai dû séduire le gérant du Carrefour Market pour qu’il me donne l’heure exacte de la mise à disposition de la farine dans les rayons. Pour la levure boulangère, il est désolé, mais faut voir avec la centrale. Malheureusement, mon pouvoir de séduction s’arrête à 1 km de mon domicile. Je me suis donc lancée dans la fabrication du levain, mélange pourri de farine et d’eau de source (le calcaire de l’eau du robinet tue les bactéries). Le levain est une matière vivante qu’on nourrit et qui grandit, une sorte d’animal de compagnie (qui pue un peu aussi). Je lui ai même donné un petit nom, il s’appelle Giscard (il est auvergnat, il boit de la Volvic). »