“C’était un samedi, au mois de juillet.
Le soleil avait passé la journée à faire cuire la ville, qui dégageait sur la fin de l’après-midi une odeur de sable, et de pneu surchauffé.
Le ciel commençait enfin à s’assombrir, et l’orage des soirs d’été s’annonçait.
Moi je marchais, à l’heure étouffante, en m’appliquant à ne pas penser, ou plutôt à ne penser qu’à des choses sans importance.
Cette robe était jolie, mais trop claire ; j’avais une lessive à étendre ; et le grand brun croisé il y a quelques minutes à côté de la fontaine était très beau.
Les fins de journée les plus réussies sont celles où l’oisiveté tient lieu de loi. Parce que rien n’est prévu, tout devient possible.
Une rencontre, une invitation à dîner, l’achat d’un nouveau bouquin juste avant la fermeture de la librairie. Et les premières pages, à la terrasse d’un café.
Un coca light, s’il vous plait ; avec une paille, des glaçons, et une rondelle de citron. Sourire du garçon, et le temps continue de s’enfuir.
C’était un jour comme ça. C’était le Café de la Place. C’était un coca light, et un recueil de nouvelles, Maupassant, « le verrou et autres contes grivois ».
L’ambiance a changé d’un coup, au moment où l’odeur d’écorce d’orange amère est venue me tirer des lignes imprimées où je m’abîmais. Une silhouette passée très vite, passée très près. Une ombre, pas même entrevue, mais une certitude, c’était toi.
Cinq euros balancés sur la table, gardez la monnaie. Maupassant remballé, la table qui valse, la mémé assise à côté qui braille.
Pardon madame, mais c’est une urgence.
Je me suis mise à courir, en cherchant dans l’air les atomes d’orange. Une rue en courant, virage à gauche sur les pavés disjoints.
On dirait une carte postale, de Corse ou de Toscane. Le soleil est là, entre les deux rangées d’immeubles, et les nuages gris essaient de le gommer.
A contre jour, je te vois remonter la rue, et je te suis.
J’ai ralenti la course, je marche presque tranquillement.
Je t’observe, je te hume.
Les effluves d’agrume fouillent ma mémoire.
Je me souviens de toi, et de nos nuits à deux, et des matins au lit.
Je me rappelle les ballades dans Paris, les virées à moto, les départs imprévus.
Et puis ton parfum, ce parfum ensoleillé, qui faisait de ta peau une gourmandise.
Il y avait, au creux de ton épaule, une odeur de fleur d’anis, et moi, je m’en imprégnais, quand je t’embrassais là.
Je me rappelle comme j’aimais me précipiter dans la salle de bain dès que tu en sortais. Tu t’aspergeais de parfum, et quand tu posais la bouteille carrée, ça faisait un grand clac. Tu disais que le verre du flacon contre l’émail du lavabo faisait le bruit d’un baiser, et tu sortais très vite.
Moi je prenais alors une douche à l’orange, qui avait l’odeur de ton odeur. A contre jour, je te vois remonter la rue, et je te suis.
Je me rappelle ton rire bruyant et tes yeux verts, tes cheveux bouclés et ta peau curieusement abricot. Je me souviens que tu m’expliquais des choses, et que tu n’écoutais rien.
Les journées étaient belles, et les nuits plus encore, quand elles sentaient le parfum pour homme.
J’aimais ton parfum, et je t’aimais toi.
A contre jour, je te vois remonter la rue, et je te suis.
Tu ne m’a pas vue, mais on dirait que tu fuis.
Je me souviens des matins où tu partais. A Londres, à Moscou, à Berlin, c’était le lundi. Quand tu n’étais pas là, c’est moi qui m’aspergeais dans la salle de bain, c’est moi qui m’inondais de ton odeur. J’attendais que tu reviennes pour te rendre ton parfum. Tu retrouvais tes arômes, je les goûtais chaque fois, pour que tu sois à nouveau mien.
Je me souviens du soir où tu n’es pas rentré, c’était un vendredi. Je me suis mise à attendre. Je me suis aspergée, tous les matins dans la salle de bain, de ton parfum à l’orange, et j’ai vidé le flacon.
Je me rappelle des journées vides, des nuits chargées seulement de l’odeur de la solitude. Je me souviens des gouttes salées qui tombaient de mes yeux.
A contre jour, je te vois remonter la rue, et je te suis.
Tu ne m’as pas vue, mais on dirait que tu t’enfuis.
Le soleil est bas maintenant, moribond déjà, et l’air se charge en électricité, le sol vomit sa chaleur.
Ton image est brouillée par les éthers urbains, mais je te sens, et je te suis.
Je me souviens de ton absence, de la souffrance animale, qui m’a rendue sauvage.
Alors la rage monte en moi, comme le magma dans les cratères volcaniques avant l’éruption.
A contre jour, je vois que tu atteins le bout de la rue, et je te suis.
Je me remets à courir.
A contre jour, je vois que tu tournes, au bout de la rue, et je te poursuis.
Je me souviens que tu es parti sans dire au revoir, et que tu m’as blessée à mort.
J’ai envie de te hurler des mots, en pleine rue, alors je te poursuis.
Enfin je te rattrape, enfin je peux t’atteindre. Tu te retournes d’un coup et je me cogne à ton épaule.
Ton parfum m’envahit, je lève les yeux vers ton visage.
Et l’inconnu me demande : « tout va bien mademoiselle, vous ne vous êtes pas fait mal ? ». Et moi je dis non, à cet homme. Cet homme que je ne connais pas, qui porte ton parfum.
Signé : Klochette”